Souveraineté ou dépendance : le choix courageux de l’AES face à la Francophonie »
Le 18 mars 2025, les pays de la Confédération des États du Sahel (CES), à savoir le Burkina Faso, le Mali et le Niger, ont annoncé leur retrait de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Cette décision, lourde de conséquences, suscite à la fois interrogations et espoirs. Dans cette interview exclusive tenue le 21 mars 2025, Dr Moumouni ZOUNGRANA, essayiste oraliste à l’Université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, analyse les enjeux de ce retrait et se prononce sur l’avenir de la langue française dans nos pays.
Le 18 mars 2025, les trois pays de l’AES, dont le Burkina Faso, ont annoncé leur retrait de l’Organisation internationale de la Francophonie. Quelles sont vos impressions face à cette décision ?
Effectivement, les trois États membres de l’AES ont annoncé leur retrait de l’OIF, ce qui, à mon sens, n’a rien de surprenant. La trajectoire que nous avons choisie nous conduit inévitablement vers une forme d’incompatibilité avec cette organisation. La volonté affirmée de recouvrer notre souveraineté passe aussi par une souveraineté linguistique.
Au Burkina Faso, par exemple, nos langues locales ont acquis le statut de langues nationales. Dès lors, nous ne pouvons plus continuer à œuvrer dans la promotion d’une langue étrangère, en l’occurrence le français, qui reste pourtant l’axe central de l’OIF. En effet, si les textes fondateurs de l’organisation évoquent la diversité culturelle et la défense des droits humains, l’objectif premier demeure la promotion de la langue française.
Notre démarche, qui vise à revaloriser nos propres langues et à affirmer notre autonomie culturelle, rend logiquement notre appartenance à l’OIF obsolète. Il faut rappeler que dès lors que nous avons revendiqué notre souveraineté en installant des régimes en adéquation avec les aspirations populaires, l’OIF avait déjà suspendu toute forme de collaboration avec nous. Ce retrait ne constitue donc que la formalisation d’un divorce déjà consommé.
Il est évident que toute séparation engendre des conséquences. Toutefois, il arrive un moment où l’on doit rompre pour se projeter vers d’autres horizons. Comme le dit si bien l’adage moaaga : « La chenille accrochée au caïlcédrat ignore qu’ailleurs, il existe d’autres feuilles tendres. »
Souvenez-vous, lorsque nous avons rompu avec la France, nombreux furent ceux qui prédisaient notre chute sous deux semaines. Pourtant, aujourd’hui, nous sommes debout. De même, notre retrait de la CEDEAO fut décrié, mais aujourd’hui, force est de constater que nous avons tenu bon. Il en sera de même avec l’OIF. Les critiques ne manqueront pas, mais tôt ou tard, l’évidence s’imposera : c’est en assumant pleinement notre souveraineté que nous parviendrons au développement.
Se développer en restant à la remorque des autres est une chimère. Cela revient à penser et agir selon la volonté de l’autre, au détriment de nos propres intérêts. Il nous appartient de défendre l’avenir de nos enfants, non de les condamner à l’exil et à l’humiliation. Nous aspirons à bâtir des sociétés dans lesquelles nos enfants trouveront leur place et leur dignité. Et cela exige parfois des ruptures douloureuses, mais salutaires.
Quels pourraient être les inconvénients d’un tel retrait ?
L’un des principaux inconvénients réside dans la perte d’un réseau international fort de 93 pays, un cadre qui favorisait la réflexion commune sur la démocratie, les droits humains et la diversité culturelle. En nous en retirant, nous renonçons à cet espace d’échanges et de mutualisation des expériences.
Il ne faut pas non plus occulter les structures techniques de l’OIF telles que l’Agence universitaire de la Francophonie, l’Association internationale des maires francophones ou encore l’Assemblée parlementaire de la Francophonie. Ces organismes apportaient un appui dans plusieurs secteurs, notamment l’éducation, la culture ou la recherche scientifique.
Prenons l’exemple de l’accompagnement des universités par l’OIF : elle soutenait certaines activités scientifiques, la mobilité académique et le financement partiel de colloques ou de déplacements d’étudiants et d’enseignants. Ce soutien, même s’il se faisait sur dossier et après sélection, était non négligeable.
Tous ces appuis disparaîtront, et ceux qui en bénéficiaient devront s’en passer. Néanmoins, il ne faudrait ni minimiser ni dramatiser ces pertes. Ce sont des conséquences secondaires qui n'altèrent en rien la sérénité ni la marche en avant de notre pays.
Si l’on met en balance ce que nous perdons et ce que nous gagnons en recouvrant notre pleine souveraineté, le choix s’impose de lui-même.
Quels pourraient être les avantages du retrait du Burkina Faso ?
Les véritables avantages de cette décision ne sont ni immédiats ni purement matériels. Ils relèvent de la reconquête de notre souveraineté, une valeur qui ne saurait se quantifier.
Il faut le rappeler : l’OIF est une structure financée majoritairement par la France, même si d’autres pays, comme le Canada, y contribuent. L’organisation elle-même est née d’une volonté française, avec pour objectif essentiel la défense de ses intérêts.
Or, dans le contexte actuel, nos relations avec les dirigeants français se sont considérablement dégradées. Continuer à évoluer dans une organisation pilotée par la France reviendrait à accepter d’en subir les contre-coups.
Nous avons fait le choix de nous détacher de cette tutelle pour construire notre propre voie, affranchie de toute influence extérieure.
Ce retrait ne risque-t-il pas de compromettre l’avenir de la langue française au Burkina Faso ?
Absolument pas. Il faut d’abord comprendre que rester dans une organisation dont les financements viennent de l’extérieur engendre une forme de dépendance qui nous détourne de l’essentiel : notre propre développement et la promotion de nos valeurs.
Pendant des décennies, nous avons évolué dans ce système et force est de constater que les résultats ne sont guère probants. Nous sommes aujourd’hui face à une jeunesse acculturée, déconnectée de ses racines, vivant à la remorque d’un modèle qui n’est pas le sien.
Notre retrait de l’OIF ne signifie nullement l’abandon de la langue française. Il s’agit plutôt de remettre cette langue à sa juste place : un outil de communication parmi d’autres, et non un instrument de domination culturelle.
Désormais, la politique éducative de nos États vise à promouvoir nos langues nationales, tout en valorisant l’anglais, devenu indispensable dans la recherche et les échanges internationaux. À terme, la langue française cessera d’occuper une position hégémonique.
Il faut aussi rappeler que le départ de nos trois pays qui représentent près de 90 millions d’habitants impactera considérablement l’espace francophone. En effet, sur les 321 millions de francophones recensés dans le monde, cette perte n’est pas négligeable et pourrait affecter le classement mondial du français, aujourd’hui quatrième langue la plus parlée.
Cela signifie-t-il que le Burkina Faso va abandonner l’usage du français ?
Il n’en est nullement question. Parler une langue étrangère, loin d’être un handicap, constitue un enrichissement. Le véritable problème réside dans la sacralisation de cette langue au point de dévaloriser ceux qui ne la maîtrisent pas.
L’objectif n’est pas de mettre les langues en compétition, mais de briser le mythe selon lequel le français serait la langue des élites et des intellectuels. Cela nous a conduits à ignorer des experts et de brillants lettrés dans nos langues nationales.
Ce que nous souhaitons, c’est une école qui forme des esprits critiques, capables de réfléchir et de construire leur avenir. Maîtriser le français ne fait pas de vous un être supérieur à celui qui s’exprime en dioula, en mooré ou en fulfuldé.
Il est temps de sortir de ce complexe et d’accepter qu’il n’existe ni de sous hommes ni de sous-langue.
Cette décision de retrait pourrait-elle impacter le système éducatif burkinabè ?
Je ne le pense pas. Tout système éducatif est par nature dynamique et doit évoluer en fonction des besoins de la société. Le Rwanda, par exemple, a remplacé le français par l’anglais sans que cela ne compromette son développement. L’Algérie enseigne en arabe, en français et en anglais. Les pays arabes, eux, instruisent dans leur langue sans difficulté.
Notre système éducatif doit former l’homme dont notre société a besoin : un Burkinabè autonome, réconcilié avec sa culture et fier de son identité. La réforme éducative qui s’impose doit s’inscrire dans cette dynamique.
L’enjeu, c’est de façonner un citoyen débarrassé de tout complexe, qui croit en ses potentialités et en la richesse de sa culture. Notre combat est celui de la souveraineté, non celui d’une guerre des langues.
Pensez-vous que la perpétuation de la langue du colonisateur puisse freiner le développement du Burkina Faso ?
La langue, en elle-même, ne constitue pas un obstacle au développement. Ce qui nous freine, c’est la mystification de la langue française, perçue comme la langue de l’homme accompli et civilisé.
Toute langue véhicule une culture. Si la langue française sert de vecteur à des valeurs qui entrent en contradiction avec les nôtres, il y a un réel danger. Or, certaines valeurs véhiculées telles que l’individualisme ou la promotion de modèles familiaux qui nous sont étrangers s’opposent à notre vision communautaire de la société.
Le véritable frein au développement réside dans le fait de se couper de sa propre culture. L’homme ne peut s’épanouir en dehors de ses racines. Nous devons parler nos langues, maîtriser d’autres langues, mais sans jamais perdre de vue notre identité.